Discours de réception du nouvel Académicien : Monsieur le Comte Robert BEGOUËN, le vendredi 28 février 2020 à l’hôtel d’Assézat,
Monsieur le Comte Robert BEGOUËN, est préhistorien, et propriétaire de la grotte des Trois Frères et des grottes du Tuc d’Audoubert et de l’Enlène.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je commencerai mon propos par deux remerciements :
– le premier au Collège des Académiciens de l’ATAO qui me fait l’honneur, le grand honneur, de m’accepter parmi les siens ;
– le second à Madame Martinez-Picou pour cette présentation si bienveillante ;
Oui, ma première chance est d’être né dans une famille humaniste, et originale dans le sens où, au tout début du XX ème siècle, elle découvre sous ses terres d’Ariège un trésor immense, les grottes sanctuaires du Tuc d’Audoubert et des Trois-Frères, et contrairement à la tendance de l’époque, elle décide aussitôt de ne pas en tirer profit : non, elles ne seront pas ouvertes au public car « toute grotte ornée livrée au public est perdue pour la science » professera plus tard Henri Bégouën mon grand-père à la Faculté de Lettres de Toulouse.
Au contraire, elles seront fermées avec de solides grilles. A l’intérieur de celles-ci, pas question de se promener partout : dès le premier jour, un sentier balisé est institué, duquel il est interdit de s’écarter afin de protéger les empreintes et les traces des Magdaléniens, vieilles de 17 000 ans. Les visites seront limitées aux seuls préhistoriens à raison de trois ou quatre par an. Une grande discrétion locale est instituée, et le classement au titre de Monuments Historiques poliment refusé.

Photographie de la première visite de la caverne du Tuc d’Audoubert, avec Emile Cartailhac et l’abbé Breuil, le 10 octobre 1012.
de gauche à droite : Jacques Bégouën, comte Bégouën, Max Bégouën, abbé Breuil, Louis Bégouën, Emile Cartailhac. Cliché Association Louis Bégouën.

Relevé du Sorcier de la caverne des Trois-Frères, par l’abbé Breuil. Cliché Association Louis Bégouën.
Il faut dire que jusque dans les années 1970, de très nombreuses grottes ornées françaises, pourtant classées depuis longtemps, étaient en bien piteux état, si bien que le journal « Le Monde » du 27 mai 1972 titrait en pleine page : Les cavernes à peintures de la préhistoire française : un capital sans protection.
Il faut dire que jusque dans les années 1970, de très nombreuses grottes ornées françaises, pourtant classées depuis longtemps, étaient en bien piteux état, si bien que le journal « Le Monde » du 27 mai 1972 titrait en pleine page : Les cavernes à peintures de la préhistoire française : un capital sans protection.
La grotte-habitat d’Enlène est fouillée par Louis Bégouën mon père dès son acquisition en 1925. Il y trouva de nombreux objets d’art dont certains figurent dans les manuels scolaires. Mais alors que nul ne l’y oblige, il arrête volontairement ses recherches en 1937 pour économiser le gisement. Cette sagesse, unique à l’époque, me permettra, 35 ans plus tard, d’y reprendre des fouilles fructueuses.
C’est en 1963 que je décidai de revenir vivre en Ariège, enfin guéri d’une tuberculose qui embarrassa toute mon adolescence mais qui me donna définitivement :
- le goût de la lecture,
- la soif d’apprendre,
- la chance formidable d’avoir eu le temps de rêver ma vie à 20 ans si le destin veut bien la prolonger.

Objets de parure magdaléniens de la grotte d’Enlène. Cliché Association Louis Bégouën.
Et apporter ma pierre à celui des cavernes Volp faisait partie de ces rêves ! Max Bégouën, l’aîné des trois frères, l’ami de Teilhard de Chardin, me dit un jour : « Tu as un nom, fais-toi un prénom » ! J’ai essayé de retenir la leçon.
C’est alors avec passion et à bras le corps que je me jetais dans cette aventure, soutenu par mes deux frères et ma sœur, et motivé (mais qui ne l’aurait pas été ?) par la quantité, la diversité et la beauté de toutes ces œuvres d’art paléolithiques dont nous avions la responsabilité, qui ne demandaient qu’à être étudiées et mieux publiées.
Le maintien dans la famille de cet héritage exceptionnel (40 hectares de collines et plusieurs kilomètres de galeries) était le vœu de tous, mais comment y parvenir ? Une société civile foncière fut d’abord créée, bien que la possibilité pour chacun de vendre ses parts rendait le projet fragile. Que ferions-nous, en effet, si l’un de nous décidait un jour de les vendre ? Nous avons alors fondé en 1989 l’Association Louis Bégouën régie par la Loi de 1901. Chacun y fit l’apport de sa part d’héritage archéologique : son objet est la propriété, la conservation et l’étude des Cavernes du Volp. Un grand bâtiment agricole lui fut affecté : sa réhabilitation en dépôt de fouilles, musée, laboratoires et bibliothèques demanda plus d’une décennie, au fur et à mesure de nos possibilités financières, alimentées exclusivement par des dons familiaux et amicaux, notamment américains.
Ces outils efficaces (l’association et les laboratoires) nous ont permit de mener à bien, de 1970 à 1990, de nombreuses campagnes de fouilles à Enlène. Après un premier sondage fructueux avec de jeunes 3amis ariégeois, je fus convaincu qu’une fouille plus importante était possible.
Je m’ouvris de ce projet à un vieil ami de la famille, le docteur Léon Pales, alors directeur du Musée de l’Homme. Il me dit : « Allez donc voir Jean Clottes, c’est un garçon sérieux et travailleur, et montez une fouille ensemble ». C’est aussitôt ce que je fis. Un coup du destin favorisa l’adhésion de Jean à mon projet : alors que je lui faisais visiter Enlène, nous eûmes la chance de ramasser un beau galet orné d’un bison et d’un cheval : je ne savais pas ce jour-là que nos travaux dans la grotte ne s’arrêteraient que 15 ans plus tard !
Jean Clottes reste le plus emblématique de ces chercheurs de premiers plans avec lesquels j’ai toujours pris soin de m’entourer, mais il y eut aussi ceux qui sont arrivés dans notre équipe comme simples étudiants-fouilleurs et qui sont aujourd’hui des préhistoriens confirmés et renommés, comme Carole Fritz, Andreas Pastoors ou Gilles Tosello.
De nombreux articles scientifiques furent publiés tant en France qu’à l’étranger, au fur et à mesure des découvertes, et Dieu sait si elles furent nombreuses. Des conférences, notamment aux Etats-Unis, suscitèrent ce mécénat toujours vivant aujourd’hui.
Enfin, toute cette aventure n’aurait pas été ce qu’elle fut sans l’inépuisable hospitalité de Jeanne, mon épouse, qui accueillit chez elle, à Pujol, tous ces chercheurs, suscitant convivialité et bonne humeur. Malgré les moyens modestes dont nous disposions à l’époque, nous avons pu réaliser chaque année durant 15 ans des campagnes de 25 fouilleurs durant trois semaines, si bien que l’on peut dire que bon nombre de trouvailles ont vu le jour grâce à elle !
Les travaux de terrains terminés à Enlène, c’est au sein de notre équipe que je trouvai les volontaires pour attaquer l’étude du Tuc d’Audoubert.
Il s’agissait non seulement de relever ses quelques 350 gravures que d’étudier aussi les nombreuses empreintes humaines présentes dans la grotte.
A ce stade, je dois dire qu’il me fallu vaincre une sorte de tabou, hérité de l’éducation reçue : n’allait-on pas profaner ces endroits en répertoriant toutes ces traces fugitives, n’allait-on pas leur enlever cette part de mystère et de poésie que nous étions heureux de dévoiler à chaque visite dans le faisceau de nos lampes ? Bien évidemment, cette recherche eut lieu, de 1990 à 2004, et fut même classée d’intérêt national par le ministère de la Culture.
C’est à ce moment-là que l’idée d’une monographie exhaustive du Tuc d’Audoubert se concrétisa. Cinq ans furent encore nécessaires pour en venir à bout, mais la parution en 2009 du « Sanctuaire secret des Bisons » fut unanimement saluée par le monde scientifique. Ce livre, aujourd’hui épuisé, se vend à prix d’or sur internet !
Ce premier ouvrage réalisait un souhait longuement muri : celui de faire connaître au plus grand nombre les richesses archéologiques et artistiques de nos cavernes, que leur extrême fragilité interdisent de montrer au public.
Ce sentiment-là fut à l’origine des deux autres ouvrages : La Caverne des Trois-Frères, anthologie d’un exceptionnel sanctuaire préhistorique, paru en 2014, nous a permis de montrer l’essentiel de ses quelques 1300 gravures et peintures qui représentent plus de la moitié du corpus pariétal préhistorique des Pyrénées ariégeoises.
Il fut suivi en octobre 2019 par « La grotte d’Enlène, immersion dans un habitat magdalénien ». Avec lui, et grâce à de nombreuses photographies, nous avons voulu que le lecteur soit interpellé par l’inventivité des Magdaléniens et leur gout de l’esthétique dans la création des objets du quotidien.
Ces trois monographies font la synthèse des différentes activités humaines que nous avons pu observer dans le sol, sur le sol, sur les parois des trois Cavernes du Volp :
Dans le sol, aujourd’hui et depuis quelques décennies, une fouille n’a plus pour objectif la récolte d’objets, comme c’était le cas autrefois. La fouille moderne consiste à décaper une certaine surface de couche 5archéologique, et de laisser dans un premier temps les objets en place afin de déceler d’éventuels rapports entre eux. A Enlène, cela nous a permis de percevoir des zones d’intenses activités, notamment autour des foyers.
Arrivé à ce point de mon récit, et plutôt que d’énumérer les divers objets trouvés, je vais essayer d’évoquer pour vous l’ambiance du fond de la grotte d’Enlène, occupé par un groupe de Magdaléniens !
« Nous sommes à 200 m du jour. Ils sont entre vingt et trente à occuper les lieux, en comptant les vieillards et les enfants. L’espérance de vie ne dépasse pas 30 ans à cause de la mortalité infantile. Des feux sont allumés. Ils dispensent une lueur suffisante pour se déplacer dans la salle. Le parcours depuis l’entrée est facile, mais demande un éclairage portatif. De simples petites pierres creuses pour contenir le suif font l’affaire. La mèche est en genévrier, qui a l’avantage de brûler sans se consumer. Leur lueur est celle d’une bougie. Dehors, il fait froid, la Laponie d’aujourd’hui. Les bisons et les chevaux ne sont pas loin. Un grand troupeau de renne s’est même installé dans la vallée du Volp. Les femelles gravides signalent la fin de l’hiver. Ce sont des proies faciles pour les chasseurs. Les bois de chute des mâles ont été ramassés depuis longtemps et jetés en vrac dans un coin de la salle. Ils seront précieux pour faire des outils et des armes. Les carcasses des rennes sont apportées entières dans la grotte, tandis que celles des bisons sont apportées en quartiers. Une fois dépecés dans une galerie dédiée à la boucherie, les os sont fracturés selon une gestuelle immuable afin que rien ne se perde et surtout pas la moelle ! Leurs fragments sont précieux pour alimenter les foyers. La zone de couchage est un peu à l’écart, dans un recoin de la paroi. Un pavage de petites pierres plates et de galets y a été aménagé pour se protéger de l’humidité du sol ; il a été recouvert de feuillages et de peaux de bêtes… Les acres fumées des foyers brulant de l’os envahissent l’atmosphère, mais cela ne semble gêner personne. Tout le monde est robuste, et la motivation d’être là importante, primordiale peut-être. Et si c’était eux, les gardiens des sanctuaires tout proches…Peu importe alors l’inconfort de l’endroit…6 Les objets du quotidien sont fabriqués sur place avec un grand savoir faire. Quand le groupe quitte enfin la grotte pour suivre les troupeaux, chacun ne prend sur lui que l’essentiel, et abandonne sur place les témoins des chaînes opératoires de leur artisanat :
-celle des silex, qui montre que si la matière première locale a été utilisée, une autre apportée de fort loin l’a été tout autant ;
-celle des aiguilles qui indique que les plus belles n’ont pas été fabriquées sur place car elles ne correspondent pas aux matrices osseuses retrouvées, malhabiles, qui évoquent plutôt l’apprentissage ;
-celle des perles en lignite et en ambre dont la fabrication à la chaîne s’est effectuée dans un coin bien précis proche des feux, tout comme les petites têtes de chevaux si réalistes en contours découpés ;
-Qu’enfin, de nombreux objets en os ou pierres, décorés avec le plus grand soin, ont pourtant été abandonnés eux aussi. Ce ne sont ni des armes, ni des outils, ni des objets de parure puisqu’ils n’ont pas de trous de suspension. Leur fonction se situe uniquement dans leur décor. Le plus souvent fracturés anciennement, nous n’en retrouvons jamais les morceaux. Tout se passe comme s’ils avaient fait à l’époque l’objet d’un partage entre individus se quittant pour toujours. De cela, nous n’en saurons jamais rien…
Sur le sol des grottes, les Magdaléniens ont laissé des témoins de leurs activités : crânes d’ours brisés pour en extraire les canines, silex abandonnés ou perdus, ossements déplacés etc. Quand le sol est argileux, nous retrouvons aussi les traces de leurs pas. Au Tuc, ce sont de 4 ou 5 hommes et femmes, accompagnés d’un jeune enfant, qui ont quitté leur camp de base pour s’aventurer très loin sous terre dans des conditions de parcours très difficiles, avec des cheminées, des chatières, des gouffres, des forêts de concrétions. Enfin, au plus secret de la grotte, à 650 m du jour, ils ont sculptés l’improbable : des bisons en argile ! Il s’agit du modelage d’un couple parfaitement réaliste, adossés à un rocher, bien en vue au centre d’une grande salle. Chaque animal mesure environ 63 cm. Nulle blessure ne les atteint. Leur conservation tient du miracle.
La célébration d’un mythe sur la reproduction de l’espèce est ici probable, justifiant la présence de l’enfant. En revanche, nous ne saurons jamais si l’artiste a eu conscience que son œuvre atteignait la Beauté, celle qui déclenche l’émotion…
Enfin, les parois et voûtes de certaines galeries ont été l’objet de toutes les attentions des paléolithiques. A Enlène, grotte-habitat, il n’y a aucun art pariétal. Cependant, de nombreuses esquilles osseuses enfoncées dans les fissures de ses parois calcaires témoignent d’actes symboliques.
Au contraire, au Trois-Frères comme au Tuc, des centaines de figures forment tout un bestiaire finement gravé ou peint, dont les thèmes principaux tournent autour du bison, du cheval et du renne, environnés d’animaux plus rares comme le bouquetin, l’ours ou le mammouth, ponctués de nombreux signes.
Ce bestiaire se divise en deux grandes catégories de figures, celles destinées à être vues par le plus grand nombre, bien visibles sur un passage obligé par exemple, et celles gravées au plus profond d’un boyau. Les sols, les arbres, les paysages, le ciel ne sont jamais représentés. En revanche, les animaux sont minutieusement dessinés ou peint dans toutes les positions, animées ou statiques, utilisant les reliefs, les creux, les bosses et les fissures de la paroi. Ils jouent un rôle majeur dans le panthéon des Magdaléniens.
Les humains, eux, ne sont que très rarement représentés tels qu’ils sont. Souvent caricaturaux, affublés d’attributs d’animaux, de masques, ils sont alors appelés sorcier, êtres composites, thérianthropes ou chamanes. Un des plus célèbres est celui des Trois-Frères, qui demeure une des figures les plus populaires de l’art préhistorique, si bien qu’il se retrouve aujourd’hui encore sur des tatouages dont les porteurs, bien-entendu, ne savent rien de son origine…
Tout cela montre combien les Magdaléniens, du moins ceux qui étaient habilités à fréquenter ces espaces ornés, avaient une connaissance intime de la grotte. Des choix ont été faits pour placer 8leurs œuvres ici plutôt que là, obéissant à des motivations spirituelles puissantes qui ne seront jamais à notre portée. Comme le disait André Malraux : nous avons la partition, mais il nous manque la musique…
Tout au long du XX ème siècle, il était admis que l’art préhistorique dont les images envahissent brutalement le monde, il y a environ 40 000 ans, avait été l’objet d’une certaine évolution allant, pour faire court, du plus simple au plus élaboré. L’abbé Breuil, le professeur Leroi-Gourhan, avaient construits des systèmes tenant compte d’une progression dans les styles des figures.
La découverte de la grotte Chauvet en 1994 remit en question ces théories. L’étude des grandes fresques aurignaciennes de cette grotte a très vite montré que dès l’apparition de Sapiens-sapiens, l’Homme moderne a été capable de fulgurances esthétiques inimaginables jusque-là.
Au Magdalénien, l’image occupe déjà depuis plus de 20 millénaires le quotidien des hommes en Europe, révélant leurs extraordinaires capacités cognitives. Elles nous rendent proches ces sociétés et leurs artistes par la minutie et la beauté de leurs œuvres.
Pour nous préhistoriens, c’est un privilège que de pouvoir poser notre regard, dans le secret des grottes, sur ces messages peints, gravés ou sculptés de tous ces génies qui, à travers les âges et les peuples, se sont finalement posé l’éternelle et même question de l’Homme face à lui-même et à sa finitude.
Ces expériences nous ont rendu modestes mais nous ont donné un peu plus de sérénité sur le devenir et la réussite de l’aventure humaine.
Télécharger le document ici pour avoir le discours complet.
Robert Bégouën, Pujol, février 2020